Guerre et génocide

La Première Guerre mondiale a inauguré de nouvelles pratiques de violence visant les populations civiles, des massacres de masse légitimés au nom d’idéaux supérieurs. La guerre s’est affirmée comme un cadre propice. Le cas emblématique des Arméniens, visant les propres sujets d’un État décrétés «ennemis intérieurs» par l’État dont ils sont les citoyens, a inauguré la «modernité» génocidaire du XXe siècle.

Parti unique, contrôlant tous les rouages administratifs et militaires, le Comité Union et Progrès (CUP) entrera en guerre en novembre 1914 aux côtés de l’Allemagne avec la claire conscience qu’il se créait ainsi l’opportunité de réaliser son projet de construction d’un État-nation turc, en éradiquant tous les groupes susceptibles de l’entraver.

Dès le 2 août 1914, un traité d’alliance miliaire secret germano-ottoman avait été signé. Le 3 août, un décret de mobilisation générale, incluant les Arméniens, est promulgué. L’entrée en guerre va aussi légitimer les réquisitions militaires, s’apparentant à un pillage, visant entrepreneurs arméniens et grecs.

Vers un projet d’éradication totale des Arméniens

La terminologie déshumanisante des Unionistes, qualifiant les Arméniens de «tumeurs internes», porte l’empreinte de leur idéologie de darwinisme social. La guerre aidant, le projet de turcisation de l’espace anatolien se transforme en entreprise d’extermination des Arméniens, étendue à d’autres communautés de chrétiens d’Orient, dont les Syriaques. Le CUP parvient à mobiliser autour de lui les notables de province, les chefs tribaux et les cadres de l’administration et de l’armée, presque tous membres du parti. Il s’appuie aussi sur une organisation spéciale (OS), la Teskilat-i Mahsusa, un groupe paramilitaire chargé des basses œuvres et de la lutte contre les «tumeurs internes», créé à l’été 1914.

Le désastre militaire de Sarıkamış sur le front du Caucase face aux Russes, en janvier 1915, a certainement décidé le Comité central jeune-turc à compenser ces revers cinglants par une politique intérieure encore plus radicale à l’égard des Arméniens, avec l’appui de l’OS.

L’offensive ottomane sur le front caucasien s’accompagne déjà de massacres localisés, le long de la frontière avec la Russie et la Perse. La population arménienne d’une vingtaine de villages est massacrée, y compris en Azerbaïdjan persan, où des chefs tribaux kurdes se joignent aux contingents de l’armée ottomane.

La mise en œuvre de la destruction des Arméniens

Sur ordre du ministre de la Guerre, Enver Pacha, le 28 février 1915, les dizaines de milliers de conscrits arméniens servant dans la IIIe Armée sont désarmés et versés dans des bataillons de travail ou exécutés. À partir de mai, c’est au tour des hommes de 16 à 60 ans. Le 24 avril, sur ordre du ministre de l’Intérieur, Talaat Pacha, les élites arméniennes de Constantinople sont arrêtées et éliminées quelques semaines plus tard.

L’élimination des Arméniens des six vilayet orientaux, leur territoire historique, apparaît comme une priorité. Les convois de déportés – femmes, enfants, vieillards – sont méthodiquement supprimés en cours de route. Peu d’entre eux arrivent jusqu’aux «lieux de relégation». En revanche, un plus grand nombre de ceux d’Anatolie occidentale ou de Thrace, expédiés vers la Syrie de juillet à septembre 1915, souvent par train, parviennent au moins jusqu’en Cilicie.

L’ultime étape du processus de destruction a pour cadre les 25 camps de concentration de Syrie et de Haute-Mésopotamie mis en place à partir d’octobre 1915, et qui accueillent environ 800 000 déportés. D’avril à décembre 1916, quelque 500 000 Arméniens qui y survivent encore sont systématiquement massacrés, en particulier sur les sites de Ras ul-Ayn et Deir es-Zor.

La fin d’un monde

Au lendemain de l’armistice de Moudros, on recense quelque 300 000 rescapés, principalement des femmes et des enfants, qui retourneront temporairement dans leurs foyers avant d’être de nouveaux chassés ou seront recueillis dans des refuges et des orphelinats gérés par des organisations caritatives arméniennes ou étrangères, dont le Near East Relief américain.

Bilan

En 1914, on comptait environ 2 millions d’Arméniens dans l’Empire ottoman

Victimes

Environ 1,3 million de morts

  • 120 000 soldats arméniens mobilisés dans la IIIe Armée (couvrant les six vilayet orientaux), tués par petits groupes, entre janvier et février 1915, ou versés dans des bataillons de travail
  • Plusieurs centaines de représentants de l’élite arménienne arrêtés le 24 avril 1915, à Constantinople comme dans les villes de province, internés puis assassinés
  • Des dizaines de milliers d’hommes, âgés de 40 à 60 ans, massacrés entre avril et août 1915, principalement dans les six vilayet arméniens
  • 1 040 782 Arméniens, essentiellement des femmes, des enfants et des vieillards, déportés entre avril et le début de l’automne 1915 en 306 convois
  • Près de 400 000 morts dans les camps de concentration d’octobre 1915 à juin 1916
  • Près de 300 000 autres internés des camps massacrés entre juillet et novembre 1916

Rescapés

Environ 700 000 Arméniens ottomans

  • Plusieurs dizaines de milliers, en dehors des provinces orientales, à ne pas avoir été déportés (80 000 à Constantinople, 10 000 à Smyrne)
  • Plusieurs dizaines de milliers à avoir fui vers le Caucase russe
  • Des milliers d’artisans et leurs familles convertis et maintenus sur place
  • Environ 100 000 rescapés des camps ou des lieux de relégation retrouvés en Syrie, en Mésopotamie, en Palestine, en Jordanie, au Sinaï