LES DIPLOMATES FACE À LA MONTÉE DU NAZISME

La question des réfugiés juifs : où fuir et comment ?

Dans les années 1930, les régimes totalitaires se multiplient en Europe et, avec eux, des politiques antisémites exacerbées, censées pousser les Juifs au départ.

L’Allemagne nazie, où ils sont 520 000 environ, sans compter les Juifs de Sarre, affiche ouvertement sa volonté d’être « judenrein » [nettoyé des Juifs]. Comme les opposants politiques, une partie de la judaïcité d’Allemagne, de Pologne et de Roumanie cherche un refuge dans les États démocratiques voisins, en Amérique latine ou en Palestine, les portes des États-Unis étant quasiment fermées depuis les années 1920.

Dans un climat hostile à l’immigration, les législations nationales limitent les possibilités d’accueil. En 1938 et 1939, coups de force nazis et brutalités antisémites provoquent une véritable « crise des réfugiés » fuyant l’Allemagne, l’Autriche, la Tchécoslovaquie et la Pologne.

Photo : Des Juifs se pressent devant le consulat de Pologne pour obtenir des visas d’émigration.
Vienne, Autriche, mars 1938.
© CDJC / Yad Vashem / DOW.

Portraits

André François-Poncet, un ambassadeur français à Berlin

Nommé en août 1931 représentant de la France à Berlin, il y reste jusqu’en octobre 1938. La qualité de son travail le rend très vite indispensable et il devient une personnalité centrale du milieu diplomatique berlinois. Sa femme Jacqueline joue un rôle important dans la vie sociale, l’ambassade de France accueillant de nombreuses réceptions. Dans les rapports détaillés qu’il envoie à Paris, il exprime à la fois répulsion et fascination pour le nazisme.

Très attentif au sort des Juifs allemands, dont il décrit le calvaire page après page, il est également très vite persuadé du risque de guerre en Europe.

Bella Fromm, une journaliste réfugiée aux États-Unis

D’origine juive, l’Allemande Bella Fromm est chroniqueuse mondaine à Berlin. À ce titre, elle fréquente le milieu diplomatique et en nourrit sa rubrique du Vossische Zeitung. En 1934, interdite de publication, elle continue d’écrire sous les noms de ses collègues non juifs. Témoin privilégiée, elle assiste à la valse-hésitation des diplomates face à la persécution des Juifs. Elle quitte finalement l’Allemagne en septembre 1938 pour New York. En 1943, elle y publie ses mémoires, Blood and Banquets, qui connaissent un grand succès. 

LA POLITIQUE DE PERSÉCUTION ANTISÉMITE

À chaque coup de force d’Hitler, à Prague après la crise de Munich (septembre 1938), puis en Allemagne après la Nuit de cristal (9-10 novembre 1938), les files d’attente s’allongent devant les consulats pour obtenir un visa permettant de fuir.

La Nuit de cristal sera présentée comme une réaction au meurtre d’Ernst vom Rath, secrétaire de la légation allemande à Paris, par un jeune Juif, Herschel Grynszpan. Mais Goebbels a pris le soin de laisser la voie libre : toute violence « spontanée » ne sera pas entravée.

Sur tout le territoire du Reich, des commerces tenus par des Juifs sont détruits, les synagogues sont systématiquement incendiées, on pille les appartements des Juifs. Des Juifs sont assassinés, internés en camp de concentration.

Cette nuit, étape fondamentale dans la progression de la violence antisémite, soude les Allemands « aryens » autour de leur chef. 

Les réactions diplomatiques suisses face à la Nuit de cristal

Hans Dasen, le gérant du consulat de Suisse à Francfort, témoigne de la Nuit de cristal auprès de la légation de Berlin. Le consul général de Suisse, Franz-Rudolf von Weiss, assiste au « nettoyage » du quartier juif à Berlin puis, à son retour à son poste à Cologne, il relate ces faits au ministre plénipotentiaire suisse à Berlin, Hans Frölicher, qui transmet son rapport à son ministre de tutelle, mais minimise à l’extrême leur gravité.

Photo : Le magasin de Léo Schlesinger saccagé lors de la Nuit de cristal
Vienne, Autriche, 10 novembre 1938. 

© Mémorial de la Shoah / CDJC

UN MONDE QUI SE FERME DEVANT LES JUIFS

Dans ce contexte, les diplomates reçoivent des instructions de plus en plus dures concernant les réfugiés. Or, fonctionnaires imprégnés de leur devoir d’obéissance à l’État, profondément légalistes, ils sont généralement respectueux de la politique de leur gouvernement et appliquent les règles qui leur sont dictées en matière d’immigration. Certains, par conviction ou carriérisme, font même du zèle, comme Jean Dobler, consul général de France à Cologne (1934-1939).

L’émigration est une loterie où seule une minorité tire un ticket gagnant.

Fuir par la mer : le Saint-Louis et les visas cubains

Le 13 mai 1939, 937 passagers pourvus de certificats de débarquement, juifs pour la plupart, montent à bord du Saint-Louis à Hambourg.

Destination Cuba où le paquebot accoste le 27 mai, mais seuls quelques-uns peuvent débarquer. En fait, les visas avaient été vendus frauduleusement par le directeur des douanes cubaines. Malgré l’intervention de l’American Jewish Joint Distribution Committee et du chargé d’affaires allemand à Cuba, le bateau doit partir.

Après s’être attardé au large de la Floride dans l’espoir vain de pouvoir débarquer les passagers qui avaient fait des demandes de visas pour les États-Unis, il lui faut retourner en Europe.

Photo : Des réfugiés juifs allemands du paquebot Saint-Louis débarquant dans le port d’Anvers
Anvers, Belgique, 1939. © Wiener Library

 LA MISE AU PAS DES DIPLOMATES À BERLIN

La diplomatie allemande s’adapte au nouveau régime, condition du maintien de ses privilèges et, croit-elle, de son autonomie. Les historiens parlent d’une « mise au pas volontaire » (Selbstgleichschaltung). Bien que de confession protestante, les trois diplomates d’origine juive furent mis à la retraite.

Les diplomates en poste en Allemagne, d’abord épargnés, courtisés même par Hermann Goering, voient leur situation se dégrader à partir de 1935.  Leurs sources d’information se tarissent. Ils se savent espionnés par leurs employés allemands et craignent parfois pour leur vie. André François-Poncet préfère rencontrer ses homologues britannique et américain dans le Tiergarten, le grand parc de Berlin.

Les alliances nouées par le IIIReich au sein de l’Axe isolent de plus en plus les diplomates occidentaux.

 

Photo : Télégramme de William Bullitt, ambassadeur des États-Unis à Paris, au ministère des Affaires étrangères des États-Unis. Paris, France, 15 juin 1940.
© Mémorial de la Shoah

LES PREMIERS ACTES DE DÉSOBÉISSANCE

Après la déclaration de guerre en septembre 1939, les États neutres et les démocraties alliées se ferment plus encore devant les réfugiés, alors qu’Hitler et ses alliés n’ont de cesse de les faire partir.

De rares diplomates fournissent alors des visas par milliers, parfois à l’encontre des instructions reçues, au risque de le payer de leur carrière mais sauvant ainsi de nombreuses vies. Pourtant, avoir un visa ne garantit pas le départ et la survie. La situation provoque par ailleurs l’essor d’une immigration illégale semée d’embûches, qui représente une manne pour toutes sortes de personnes plus ou moins fiables : passeurs, fabricants de faux papiers…

Le personnel diplomatique a aussi ses moutons noirs qui profitent de leurs fonctions pour monnayer de « vrais-faux » papiers.

Marseille, un port en zone libre

Après la défaite de la France en juin 1940 et l’occupation des deux tiers de son territoire, Marseille devient le principal port de la zone libre, la porte de sortie vers les Amériques.

De nombreux réfugiés s’y pressent, d’autant que plusieurs pays étrangers y ont des consulats.

Des diplomates, notamment américains, et des Français s’unissent autour du journaliste Varian Fry pour fournir des visas et des billets au moins à 2 000 fugitifs.

La romancière allemande Anna Seghers immortalisa le Marseille de ces premières années de guerre dans son roman Transit.

Portrait

Anna Seghers

Après l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne, cette romancière d’origine juive est inquiétée, principalement en tant que communiste, et ses livres sont interdits et brûlés.

Arrêtée par la police, elle est relâchée et assignée à résidence, mais s’enfuit à Zurich où son mari la rejoint, puis à Paris. De nationalité hongroise, son mari est considéré en France comme un « étranger indésirable ». Lors de l’avancée allemande en 1940, il est interné au camp du Vernet. Anna, quand à elle, réussit à gagner Marseille avec ses deux enfants. 

Ayant obtenu un visa pour le Mexique via le consul Gilberto Bosques, elle s’emploie à faire transférer son mari au camp des Milles puis à obtenir sa libération. 

 

Photo : Anna Seghers et Nico Rost lors du deuxième Congrès international des écrivains pour la défense de la culture. Valence, Espagne, juillet 1937.
© Mémorial de la Shoah / Fonds David Diamant

SHANGHAI, VILLE OUVERTE

Capitale économique de la Chine, le port de Shanghai avait depuis le XIXe siècle un statut semi-colonial : chacune des principales puissances y avait une « concession », c’est-à-dire une enclave où elles étaient souveraines.

La concession internationale comptait plus d’un million d’habitants, dont un grand nombre d’étrangers. Dernier endroit au monde où l’on pouvait entrer sans visa, Shanghai est pour beaucoup de proscrits la seule solution pour fuir l’Europe sous le joug nazi.

Les 20 000 Juifs européens, qui y trouvèrent refuge y restèrent jusqu’à la prise de pouvoir par les communistes en octobre 1949.

Photo : Des réfugiés juifs reçoivent des tickets d’alimentation.
Shanghai, Chine, 1940.
© Mémorial de la Shoah / CDJC.

Portrait

Ho Feng Shan

Consul général de Chine à Vienne, Ho Feng Shan a délivré de nombreux visas aux Juifs pressés par les autorités nazies de fuir l’Autriche après l’Anschluss.

Tous ceux qui en faisaient la demande pour Shanghai se voyaient exaucés, et ce malgré les ordres contraires de sa hiérarchie. Les réfugiés rejoignaient ce port lointain soit par mer depuis l’Italie, soit par voie terrestre via l’Union soviétique.

Nombreux aussi sont les réfugiés secourus par lui qui ont utilisé leurs visas pour atteindre d’autres destinations.

Photo : Ho Feng Shan. Années 1930.
© DR